Avant d’ouvrir votre nouveau livre, parlons de sa première de couverture. Comment avez-vous reçu cet autoportrait réalisé à l’iPhone, et pourquoi l’avez-vous choisi ?
Jean-Luc Godard s’amusait beaucoup avec son téléphone, il envoyait toutes sortes d’images et en particulier des autoportraits souvent drôles et brillants à ses correspondants. En recevant celui qui se trouve désormais en couverture, j’ai été époustouflée par la joie, l’énergie, l’esprit d’enfance qui s’en dégageaient.
Dans les films, les autoportraits directs ou métaphoriques de Jean-Luc vont de ses références à ceux de Rembrandt jusqu’au professeur Pluggy de King Lear ; cette image ouvre encore un peu le spectre au moyen d’un nouvel outil.
Votre livre s’intitule Jean-Luc Godard – Écrits politiques sur le cinéma et autres arts filmiques, tome 2. Quelle filiation faire avec le tome 1, Manifestations, que l’on pourrait qualifier de point de départ pour une nouvelle histoire du cinéma, révolutionnaire et politique ?
Jean-Luc Godard a théorisé et mis en pratique la possibilité d’un cinéma révolutionnaire. Il existe peu d’exemples d’artistes ayant conquis son rang dans le champ de la société du spectacle et quittant violemment celle-ci pour participer à sa destruction. On peut penser à Marcel Hanoun, qui déserte l’industrie après y avoir réalisé Le Huitième Jour (1960) ; à Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, qui la quittent après La Nuit sacrée (1993).
Quatre admirables cinéastes qui nous lèguent un corpus de textes, de films, de gestes exemplaires d’une réelle liberté. Manifestations est un ouvrage panoramique qui cherche à indiquer les différentes instances et dimensions grâce auxquelles le cinéma peut prendre une initiative critique. Jean-Luc Godard approfondit celles-ci sur un cas monographique, celui de l’auteur le plus fondamental, complet, cohérent et inventif à cet égard.
Vous parliez d’un tome 3 à paraître, intitulé Expériences. S’agit-il d’une série ? Combien de tomes sont prévus et quel serait le projet d’une manière générale ?
Trois tomes seulement, je vous rassure. Le projet d’ensemble consiste à proposer de reconfigurer l’histoire du cinéma en mettant au centre les expérimentations révolutionnaires, au lieu la subordonner à la notoriété des films donc, peu ou prou, à leur budget.
“Le livre participe d’un deuil, le chagrin causé par le suicide de Jean-Luc Godard.”
Ce livre a été écrit rapidement, alors même que vous travailliez avec Jean-Luc Godard. Comment l’avez-vous rédigé ?
Le livre participe d’un deuil, le chagrin causé par le suicide de Jean-Luc Godard. Chaque matin, je me réveillais en pleurant et pensant qu’il aurait pu toujours être là. Au bout d’une semaine, mon formidable éditeur, Robert Bonamy, m’a proposé de lui consacrer un ouvrage et de publier celui-ci pour l’anniversaire de Jean-Luc, le 3 décembre, ce qui nous laissait trois mois. Nous n’avons jamais pensé que c’était impossible, alors nous avons presque réussi.
Comment avez-vous conçu cet ouvrage ? Avait-il connaissance de votre texte ?
La composition respecte un ordre pratique, par petits métiers : celui de chercheuse, c’est l’exégèse de l’œuvre ; celui d’“archéologue”, le travail pour Jean-Luc Godard ; celui de curatrice, la programmation de ses films. Jean-Luc Godard n’a pas lu les textes, sauf, bien sûr, nos correspondances et l’article sur Film Socialisme paru dans les Cahiers du Cinéma, dont Jean-Paul Battaggia a eu la gentillesse de me confier que Jean-Luc l’avait trouvé bon, ce qui, si c’est vrai, vaut tous les diplômes et médailles.
En se référant au titre, Écrits politiques, on pourrait être étonnés de lire autant de réflexions d’ordre philosophique. Comment articulez-vous la politique au sein de cet ouvrage ?
Écrits politiques indique le projet d’ensemble : désincarcérer l’histoire du cinéma de celle de l’industrie. J’admire infiniment par exemple le travail que David E. James a accompli sur les cinématographies d’avant-garde à Los Angeles, donc autour de et contre Hollywood.
Comme David est sérieux et responsable, il a sous-titré sa monumentale synthèse de 2005, The Most Typical Avant-Garde (2005), : History and Geography of Minor Cinemas in Los Angeles. Comme je ne suis pas sérieuse et sans doute irresponsable, pour moi ce “mineur” (adjectif que David emprunte de façon méditée au livre sur Kafka de Gilles Deleuze et Félix Guattari [Kafka, pour une littérature mineure. Kafka au carrefour du désir et de la Loi. NDRL]) est, de fait, majeur.
“Le collectif mexicain Los Ingrávidos et le cinéaste Scott Barley importent plus au regard de l’histoire que Steven Spielberg ou James Cameron.”
Autrement dit, j’écris du point de vue d’une histoire déjà libérée, où les artistes majeurs se nomment Maya Deren, Paul Leduc ou Jean-Pierre Lajournade. Exactement comme, en littérature, on sait bien que l’histoire a été forgée par Mallarmé et Proust un peu plus que par Delly et Karl May. Donc pour donner un équivalent contemporain, la politique ici consiste à poser que le collectif mexicain Los Ingrávidos et le cinéaste gallois Scott Barley importent plus au regard de l’histoire que, par exemple, Steven Spielberg ou James Cameron. J’aurais pu dire George Lucas, mais il a réalisé un chef-d’œuvre critique, THX 1138.
Au début du livre (page 19-20), vous synthétisez quelques faits d’armes de Jean-Luc Godard, extrait qui se termine par “amener le cinéma à ce qu’il pourrait être. Oser affirmer toute sa vie ce qu’il devrait être”. Dans ce projet d’histoire du cinéma, Jean-Luc représente-t-il une sorte de point de jonction entre une histoire politique et underground méconnue du grand public, et un cinéma d’auteur plus “facile” d’accès peut-être ?
Oui, tout à fait. Son statut d’emblème de la Nouvelle Vague et l’envergure de sa réflexion lui ont permis de faire produire ses films révolutionnaires et a protégé son travail contre l’oubli aux moments où il n’était plus montré. Cet ouvrage tente aussi de montrer la constance et la diversité de ses expérimentations, quelle que soit la décennie considérée.
“Je voulais montrer à quel point celui-ci inventait et créait en toute occasion et au moyen de n’importe quel support.”
Le livre contient une partie intitulée “Travailler pour JLG” qui montre que, d’une certaine manière, des parties théoriques et des documents de travail comme des mails ont tout autant d’intérêt. Comment avez-vous construit ce livre et intégré les documents de travail échangés avec JLG ?
Avec ce petit échantillon des messages de Jean-Luc, je voulais montrer à quel point celui-ci inventait et créait en toute occasion et au moyen de n’importe quel support. Il s’agit aussi de considérer un immense chantier devant nous : retrouver et publier les correspondances de Jean-Luc Godard, dont le peu que l’on en connaît à ce jour atteste d’une prodigieuse beauté. Ses lettres ne sont pas de simples documents mais bien des œuvres en soi, débordantes d’idées de cinéma et de propositions sur le monde.
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