Depuis 1990, Brian Jonestown Massacre a eu le temps de s’ériger en emblème du rock psychédélique, débitant 21 albums sur lesquels les riffs errants ou incisifs peignent les horizons américains comme défile une pellicule granuleuse. Mais aussi d’écumer les membres, gravitant autour de la figure centrale d’Anton Newcombe, et de se tailler une réputation sulfureuse, en sabotant leurs propres concerts et en lâchant quelques coups de poings ici et là.
À la tête du groupe de San Francisco depuis ses débuts, Anton Newcombe cultive toujours cette personnalité d’outsider, du genre à transgresser les règles et à condamner tant la société que l’industrie musicale pour mieux revendiquer une liberté totale et une certaine authenticité. Pourtant, derrière le regard vif et tranchant du rockeur indé idéal se cache aussi ce type de 54 ans, érudit et un peu barjo, qui ne craint ni les contradictions, ni les provocations et déroule sa vision très précise de la musique avec des réponses en arabesque ou en une phrase sèche. L’imprévisible, pour le meilleur et pour le pire. Rencontre.
D’emblée, on nous prévient : il est de bonne humeur aujourd’hui. Près du parc de la Villette, peu avant l’orage d’un mercredi de juin, on descend dans le sous-sol des nouveaux locaux de Kuroneko, qui assure la promotion de Fire Doesn’t Grow On Trees. En passant devant les toilettes jonchées de serpillères, on nous explique qu’Anton est entré dans la seule cabine ornée d’un post-it “ne pas utiliser” en bon français. Il a tiré la chasse d’eau et inondé toute la pièce. Dans la salle d’à côté, le chanteur aux rouflaquettes blanches attend sagement en pianotant sur son iPhone X et nous accueille presque chaleureusement. L’œil saillant, il décoche un sourire en coin avant de lâcher : “Je t’ai pris en photo !”, comme un gamin qui fête sa connerie. On lui demande comment s’est passée la tournée américaine au printemps. “Bien.” Silence. Il range son téléphone. “On a surtout joué notre nouvel album. J’aime bien infliger ça à une audience captive. Elle n’a pas d’autre choix que d’écouter des choses qu’elle ne connaît pas”, conclut-il en sortant sa clope électronique.
Le parrain de la scène rock psyché
Au bout de 32 ans de carrière, Brian Jonestown Massacre mériterait bien le titre de “parrain de la scène rock psyché”. D’un revers de la main, Anton Newcombe balaie toute certification d’honneur : “Je préfère qu’on reconnaisse mon souhait d’être une personne connue qui aide les autres à se rappeler que tu n’as pas besoin d’être validé par un mec blanc d’une maison de disques. Les gens disent qu’il faut faire carrière et toutes ses conneries. Le mieux, c’est de créer ta propre culture, créer ta propre musique et créer là où tu peux jouer”.
Il mentionne le Supersonic, un club du 12e arrondissement de Paris où défilent les groupes de rock de la jeune scène nationale et internationale, pour lequel il a “beaucoup de respect”. Le Californien y a même assuré un DJ set en 2019. Au moment où on l’interroge sur son engouement sans limite pour le rock psyché des années 1960 et sur sa motivation à renouveler infiniment ce genre, il attrape brutalement sa sacoche en cuir et en ressort un porte-feuille d’où il extrait chaque carte avant de n’en garder qu’une seule. “Tiens” dit-il avec un regard carabiné. “Lis ma date de naissance !” 1967. “Je suis un mec des sixties. Personne ne pourra jamais m’enlever ça. Jusqu’à la mort. Et ce sera même gravé sur ma tombe.”
Je ne pas suis juste en train de foutre une clé USB dans un putain d’ordinateur et d’arriver avec vingt danseurs.
Puisqu’il est un peu fâché, on tâte le terrain en revenant sur la genèse du nouvel album, concocté en pleine pandémie avec deux membres de Brian Jonestown Massacre qu’il a fait venir des États-Unis dans son studio d’enregistrement à Berlin, où il a élu domicile il y a quinze ans. C’est drôle, Anton Newcombe a souvent prétendu qu’il préférait composer seul. “La plupart du temps, oui. Mais parfois j’aime bien bosser avec les autres car ça permet d’aller plus vite. Je pense la musique de façon orchestrale. J’imagine la vue d’ensemble que je veux entendre. Ce n’est pas très différent de Mozart, en fait” lâche-t-il sans une once d’ironie. Il embraye : “Le studio est important mais le live aussi. L’un est de l’art conceptuel, l’autre de la performance artistique. La musique vit aussi avec le public. En tout cas, dans mon processus. Je ne suis pas juste en train de foutre une clé USB dans un putain d’ordinateur et d’arriver avec vingt danseurs.”
Anton Newcombe édicte une règle claire : ce son qui émane des ordinateurs et ces voix pré-enregistrées ne sont pas de la musique. “Avant on parlait de pop au sens musique populaire. Maintenant, c’est du putain de hip-hop et d’autres merdes dans le genre. Ce sont juste des gens qui se disent qu’ils sont trop cool les uns les autres et instaurent une hiérarchie sociale. Ils te lâchent des trucs comme “Kanye West est tellement cool ! Je veux être comme lui !” Mais ce n’est même pas de la musique. C’est du rythme. Et le rythme, ce n’est pas de la musique.” À deux doigts de faire couiner un feutre sur le tableau blanc et de nous demander de sortir une feuille, l’Américain explique : “La musique, ce sont des notes qui ont du poids. Il y a des tons, de la géométrie et des harmonies. Ça peut être une symphonie, comme en musique classique où tu vas représenter ta famille tuée à la guerre. Mais c’est de la merde comparée à Bach et toutes ses harmonies géométriques.” Il ajoute : “Je ne sais pas pourquoi plus personne ne fait de musique aujourd’hui. Pourquoi plus personne n’utilise d’instruments ?”
Entre une soudaine vision d’un type aigri et imbuvable et une envie de lancer un débat sur la musique, on se rabat sur The Real, Ineffable Mindfuck ou encore Silenced, les nouveaux morceaux de Fire Doesn’t Grow On Trees qui, loin d’être des tubes, se déploient comme une bande originale de film. “Je ne regarde pas de films parce qu’aujourd’hui, ils sont tous prévisibles. Je peux regarder n’importe quoi et te raconter tout ce qu’il va se passer en une minute”, rétorque Newcombe. “Pas dans le cinéma français, j’avoue. Parce que dans ce pays, les gens aiment réfléchir. Mais partout ailleurs, Hollywood et tout ça, c’est de la merde.” On insiste sur la musique au cinéma en évoquant le disque Musique de Film Imaginé de Brian Jonestown Massacre, paru en 2015, et il finit par lâcher qu’il adore Ennio Morricone, passion partagée avec Lionel et Marie des Limiñanas aux côtés desquels il a fondé le groupe L’Épée en 2019. “J’aime bien la musique de cinéma parce que ce n’est pas un simple document. Ce n’est pas seulement créer des ambiances. C’est plutôt créer des petits univers qui m’intéresse.”
Comme ses camarades perpignanais·es, Anton contourne toujours les singles conçus pour la radio ou les plateformes de streaming et reste attaché au format album. Serait-ce un moyen d’utiliser la musique en réaction à un système qui lui déplaît ? “En musique, tout le monde vend ses droits. Quand une maison de disques ne s’intéresse plus à un groupe, le groupe disparaît. On te dit qu’il faut absolument être célèbre. Mais ces gens-là ne font jamais de la musique. Tout ce qu’ils veulent, c’est se taper des meufs, se payer des grosses maisons, faire des soirées coke et se sentir importants. Moi, j’aime jouer de la musique. Tu vois la différence ?”
Vieux con qui fait la morale ou icône de la scène rock ?
Sur le nouveau disque figure également About Being Free, une ode à la liberté que l’Américain “ne chante pas forcément pour lui”, même s’il a “toujours été libre”, mais plutôt pour les autres. “On te demande de te lever tôt et d’être à l’heure au taf. Il y a des rituels de soumission”, blâme-t-il. “Sauf si vous aimez être soumis, arrêtez ces rituels. Voilà, vous êtes libres. Mais attention, être libre passe par des choses comme l’indépendance ou l’épanouissement.”
On lui demande si sa nouvelle vie à Berlin contribue à sa satisfaction personnelle. “Ce qui est bien à Berlin, c’est que personne ne m’embête. Je peux être invisible. Et c’est comme ça que je suis heureux.” Si les États-Unis ne lui manquent visiblement pas (“Je ne veux rien avoir à voir avec ce gouvernement”), Anton affirme avoir pris du plaisir à fouler de nouveau le sol de sa terre natale lors de la tournée printanière.
Musicien illuminé, humain complètement ravagé, vieux con qui fait la morale ou icône de la scène rock, le personnage insaisissable confie subitement : “Quand j’avais six ans, je me demandais pourquoi tout le monde était triste. C’est parce qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent.” Juste avant de partir, il ajoute : “Je vais te confier un secret. Je ne l’ai jamais dit à personne mais je serai toujours ce gosse. Chaque jour, je suis ce même gosse. Et personne ne pourra m’arrêter.”
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