Sous couvert de proposer davantage de fonctionnalités, les écosystèmes fermés des constructeurs de smartphones viennent en fait restreindre leur utilisateurs à des fonctions basiques, sans réel contrôle sur leurs montres ou écouteurs.
Depuis plusieurs années, les constructeurs de smartphones ne sont plus que des constructeurs de smartphones. Suivant la voie ouverte par Apple, de plus en plus de fabricants, jusqu’à présent cantonnés aux seuls téléphones, se sont mis à vendre des tablettes, des écouteurs sans fil et des montres ou des bracelets connectés. Le tout avec un mot à la bouche : le fameux écosystème.
Il faut dire que le succès d’Apple en la matière à de quoi faire rêver. Si la firme s’est longtemps contentée de ne proposer que des ordinateurs puis des baladeurs, c’est véritablement avec l’iPhone qu’Apple a connu le succès. Dans la foulée, le constructeur a lancé son premier iPad en 2010, sa première Apple Watch en 2014 et ses premiers AirPods en 2016. Trois appareils qui font encore aujourd’hui figure de référence sur le marché. Et ces références ne s’expliquent pas que par la qualité des produits, mais également par la manière dont ils fonctionnent les uns avec les autres. Les AirPods de dernière génération peuvent ainsi, grâce à la puce Apple H1, passer automatiquement d’une connexion Bluetooth sur un MacBook à un iPhone en cas d’appel téléphonique. Les écouteurs assurent également une spatialisation de la musique grâce à un suivi des mouvements de la tête. Autant de fonctionnalités qui ne sont proposées que si le possesseur des écouteurs utilise également un téléphone, un ordinateur ou une tablette estampillée du logo à la pomme.
Pour les concurrents d’Apple, c’est là une promesse particulièrement alléchante. Tant et si bien que tous se sont engouffrés dans la brèche. C’est bien simple, plus un seul constructeur majeur de smartphones ne propose pas, en plus, au moins une paire d’écouteurs sans fil. C’est bien évidemment le cas des fabricants généralistes d’électronique grand public, comme Samsung ou Sony, mais également de ceux qui étaient jusqu’à présent de simples fabricants de téléphones. Oppo, OnePlus, Realme, Motorola et même Fairphone proposent désormais des écouteurs sans fil. Du côté de Xiaomi et Huawei c’est même une avalanche de produits qui sont proposés, d’un côté avec l’écosystème Smart Home et de l’autre avec la stratégie 1+8+N.
Des écosystèmes aux allures de prisons dorées
Chez les utilisateurs, ces promesses d’écosystème sont censées garantir l’apport de fonctionnalités inédites, impossibles en utilisant des écouteurs ou une montre d’une marque avec un smartphone d’une autre marque. La promesse est grande et, sur les sites des constructeurs, les astérisques sont nombreux : « Uniquement disponible sur les appareils mobiles utilisant Android One UI 3.1 », « seuls les téléphones mobiles Xiaomi Redmi sont compatibles avec la fonction », « seuls certains téléphones Huawei et Honor proposent la fonction NFC ». Pourtant, si l’on peut y voir des avantages proposés par les constructeurs aux utilisateurs intégrés à leur écosystème, ce sont surtout des restrictions pour l’ensemble des utilisateurs.
Un terme fréquemment utilisé pour qualifier l’écosystème d’Apple est la prison dorée. Un concept qui vise à qualifier un endroit chaleureux et luxueux, où rien ne manque, mais dont on ne peut pas sortir. Plus que différents types de produits, c’est justement cet écosystème fermé que les constructeurs sont de plus en plus tentés de reproduire chacun de leur côté, et ce même quand ils sont conscients que des écosystèmes ouverts sont plus favorables aux consommateurs. « Nous nous efforçons de maintenir un écosystème ouvert dans tous les scénarios — il y a bien sûr toujours un débat dans l’industrie pour savoir si les écosystèmes devraient être ouverts ou fermés — mais nous pensons qu’un écosystème prospère grâce à la technologie ouverte », nous indique Andreas Zimmer, responsable de l’écosystème Huawei.
Pourtant, Huawei ne propose pas d’écosystème totalement ouvert, et pour cause : la disparition des services Google, en juin 2019, empêche désormais le constructeur de mettre à jour ses applications sur le Play Store. Pour utiliser ses écouteurs ou ses montres connectées, il faut désormais télécharger ses applications depuis l’App Gallery, la boutique d’applications de Huawei. Huawei est par ailleurs victime de cette tendance à l’écosystème, puisque rares sont les constructeurs à intégrer les applications compagnon de leurs écouteurs à l’App Gallery. Nulle trace de Galaxy Wearable, de HeyMelody, de Beats ou de Sony Headphones.
Des efforts de développement nécessaires pour les constructeurs
Néanmoins, même en dehors des conséquences de l’embargo américain sur les produits Huawei, Andreas Zimmer indique qu’il est souvent bien plus simple pour les constructeurs de smartphones de rendre leurs accessoires plus fonctionnels encore avec leurs téléphones : « Bâtir une couche de compatibilité et de nouvelles fonctionnalités est plus simple si les appareils sont du même constructeur ou de la même marque. C’est par exemple pourquoi nous pouvons intégrer la fenêtre pop-up de connexion sur les appareils Huawei ainsi que certaines fonctions comme l’assistant vocal Celia. Des fonctions qui sont pour l’instant exclusives à la connexion entre des accessoires Huawei et des smartphones Huawei ».
Du côté de Xiaomi, il semble également que ce soit cette tâche supplémentaire de développement qui empêche le constructeur de proposer des contrôles complets de ses écouteurs via une application proposée sur les smartphones des autres marques. « Un effort mutuel de Xiaomi et d’autres constructeurs de smartphones pour une meilleure compatibilité est requis pour intégrer d’autres fonctions », m’a ainsi indiqué un responsable du constructeur chinois. Néanmoins, la firme ne ferme pas la porte à l’arrivée d’une application permettant de contrôler ses écouteurs sur d’autres smartphones, comme c’est d’ores et déjà le cas en Chine : « Actuellement, nous explorons activement de nouvelles manières d’assurer une plus large compatibilité entre les écouteurs et les smartphones ».
Un excellent exemple d’ouverture de l’écosystème nous vient, paradoxalement, d’Apple. Reconnu pour ne permettre de faire fonctionner ses appareils que les uns avec les autres, grâce à cette fameuse prison dorée, le constructeur américain a cependant ouvert la voie à un écosystème plus ouvert… grâce à Beats. Rachetée en 2014, la marque lancée par Dr. Dre, a connu une forme de renaissance ces dernières années.
Beats ou l’écosystème ouvert à la sauce Apple
Il faut dire que les deux dernières paires d’écouteurs, les Fit Pro et les Studio Buds, fonctionnent aussi bien sur les iPhone — où ils peuvent être contrôlés depuis les paramètres et sont compatibles avec Siri — qu’avec des smartphones Android. Et sur l’OS de Google, Apple n’y est pas allé de main morte. En plus de proposer une application de contrôle complète, le constructeur a également intégré le système Google Fast Pair à ses écouteurs, ainsi qu’une compatibilité avec Google Assistant. Finalement, la seule limite des écouteurs Beats sur Android est l’absence de suivi des mouvements de la tête pour l’audio 3D. Logique, puisque cette fonctionnalité n’est pas encore disponible sur Android.
Reste qu’en dehors des produits Beats, Apple reste particulièrement conservateur en matière d’écosystème. Comme on l’a vu, les écouteurs AirPods ne peuvent pas être complètement contrôlés depuis un smartphone Android — impossible d’afficher le niveau de batterie avec fiabilité, de régler la réduction de bruit, d’utiliser un assistant vocal ou de mettre la musique en pause en retirant les écouteurs. Mais surtout, Apple a complètement fermé son écosystème avec l’Apple Watch. La montre connectée d’Apple ne peut être contrôlée que depuis un iPhone. Même les possesseurs de Mac ou d’iPad, sans iPhone, ne peuvent pas interagir avec leur montre.
Sur Android, il est bien évidemment plus difficile pour les constructeurs de justifier l’utilisation de leurs montres connectées à leurs seuls smartphones. Mais cela n’empêche pas certains constructeurs d’essayer. Et pour ce faire, la boutique d’applications maison est une solution de choix. C’est le cas par exemple de Samsung avec ses Galaxy Watch 4 et Watch 4 Classic. Le constructeur coréen a beau avoir intégré Wear OS à ses dernières montres connectées, toutes les fonctionnalités ne sont pas débloquées par défaut. Il est bel et bien possible de mesurer le rythme cardiaque, la saturation en oxygène dans le sang ou de tracer la géolocalisation des entraînements, mais impossible d’emblée de mesurer la tension ou de réaliser un ECG. Ces deux fonctions sont pourtant bel et bien présentes dans la fiche de présentation des deux montres.
Pour en profiter, il faut en fait installer une application dédiée, baptisée Samsung Health Monitor. Or, celle-ci n’est pas disponible sur le Google Play Store, mais sur le Galaxy Store. À ce stade, vous l’aurez compris : le Galaxy Store n’est disponible que sur les smartphones Samsung. Impossible donc de mesurer sa tension ou de réaliser un ECG avec la Galaxy Watch 4 si l’on possède un smartphone Xiaomi, Google ou OnePlus, et ce même si l’on a dépensé près de 300 euros pour l’une de ces montres connectées.
Les écosystèmes privent les utilisateurs de véritables choix
C’est bien là le cœur du souci. Les constructeurs facturent parfois leurs accessoires au prix fort, à des tarifs supérieurs à certains de leurs propres smartphones. Or, pour pouvoir profiter de l’ensemble de leurs fonctionnalités, il faudrait nécessairement utiliser leurs smartphones en plus. Pour les consommateurs, ces écosystèmes fermés sont une joie si tant est qu’ils apprécient l’ensemble des produits d’une marque. Pour les autres, c’est avant tout une contrainte. Admettons que vous adorez les smartphones Xiaomi, mais que vous voulez à tout prix une Galaxy Watch 4 Classic… elle ne pourra pas fonctionner complètement. Admettons que vous êtes ravis de votre Pixel 4a pour la photo, mais que vous souhaitez l’accompagner d’écouteurs Redmi Buds 3 Pro… vous ne pourrez alors pas gérer la réduction active du bruit.
Pourtant, il est loin d’être impossible de proposer une expérience correcte et intégrée à ses propres smartphones sans négliger pour autant les utilisateurs de téléphones d’autres marques. On a cité plus tôt le cas des écouteurs Beats, mais Oppo et OnePlus sont également exemplaires dans ce domaine. Comme chez Xiaomi ou Apple, les écouteurs sont gérés directement dans les paramètres Bluetooth si un utilisateur de smartphone Oppo possède également des écouteurs Oppo Enco — ou un utilisateur OnePlus des OnePlus Buds.
Néanmoins, pour les possesseurs de smartphones d’autres marques, Oppo a pensé à tout en développant une application, HeyMelody, qui reprend l’ensemble des fonctions proposées sur ses propres smartphones. Certes, l’intégration est moins poussée, puisque cela passe par une application dédiée, mais, pour les utilisateurs, c’est un moindre mal. « Nous ne limitons pas nos utilisateurs à des smartphones Oppo que ce soit pour l’expérience utilisateur ou pour des considérations de marché. L’ouverture à des applications tierces va permettre aux utilisateurs de smartphones d’autres marques d’avoir le choix d’utiliser des écouteurs Oppo », relève ainsi un porte-parole du constructeur.
Bien évidemment, cette compatibilité avec davantage de smartphones n’est pas sans poser de problèmes pour le constructeur, puisqu’il doit assigner une partie de son développement à ces applications. Néanmoins, pour le constructeur chinois, l’investissement en vaut le coup : « Il s’agit de rendre plus pratique l’utilisation des écouteurs Oppo avec des smartphones d’autres marques. Avec cette application, les utilisateurs de smartphone non Oppo peuvent profiter des fonctions tout aussi facilement ».
Une compatibilité pourtant garantie par les marques sans écosystème
Et si c’était ça, la solution ? Parce qu’en voulant enfermer leurs utilisateurs dans leur propre écosystème, les constructeurs se privent en fait de nouveaux clients. C’est bien de vouloir vendre des écouteurs Xiaomi aux utilisateurs de smartphones Xiaomi. Ce serait encore mieux de les vendre également aux utilisateurs d’autres smartphones. En ne proposant toutes les fonctionnalités des Galaxy Watch 4 qu’aux possesseurs de ses propres smartphones, Samsung limite en fait ses ventes. On n’achète pas un smartphone pour qu’il soit compatible avec sa montre ou ses écouteurs, on achète une montre ou des écouteurs pour qu’ils soient compatibles avec son smartphone.
Parce que les solutions sont déjà là. Aujourd’hui, la plupart des constructeurs de montres, de bracelets, de casques ou d’écouteurs sans fil — qui ne sont pas, en prime, des fabricants de smartphones — nous montrent qu’il est tout à fait possible de proposer une expérience complète en passant par une application. JBL, Audio-Technica, Bose, Fitbit, Amazfit, Garmin, Philips, Withings ou Panasonic proposent tous une application pour contrôler facilement leurs appareils. Des applications qui fonctionnent grâce à des standards ouverts comme le Bluetooth 5.2, le NFC ou le Wi-Fi et qui vont permettre à leurs appareils de communiquer simplement avec les smartphones des utilisateurs.
Par ailleurs, Google tente depuis quelque temps de simplifier les choses en reprenant certaines fonctionnalités en main. On apprenait, en fin d’année dernière, que la firme allait pousser davantage l’intégration des écouteurs sans fil à Android. Outre Google Fast Pair, l’OS pour smartphone pourra désormais prendre en charge l’audio 3D ainsi que le changement automatique de source. Une manière de centraliser toutes ces fonctions pour qu’elles puissent fonctionner simplement d’un appareil à l’autre.
Comme quoi les écosystèmes ouverts ne sont pas condamnés dans l’absolu. Certains constructeurs de smartphones ont simplement fait le choix de fermer des fonctions en espérant pousser les ventes de leurs téléphones.
Contactés en amont de cet article, Samsung et Apple n’ont pas répondu avant publication.
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