Notre coup de fil nocturne avec Caleb Landry Jones, le plus insaisissable des lauréats cannois

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Caleb Landry Jones est un homme occupé. Quand il ne joue pas dans des films et des séries (le plus souvent d’excellente facture), quand il ne construit pas de merveilleuses cathédrales pop (dès qu’il peut, partout ; dans sa loge en tournage, à l’hôtel en voyage ou chez ses parents au Texas, où il a passé l’essentiel de l’année 2020), il prend parfois le temps de donner de rares interviews, au téléphone. La dernière fois qu’on lui avait parlé, il y a exactement un an, pour la sortie de son premier album The Mother Stone, il était justement au Texas, confiné. Cette fois-ci, tandis que s’apprête à sortir son second album, le magnifique Gadzooks Vol.1, et qu’il vient de rentrer de Cannes auréolé d’un prix d’interprétation mérité pour sa partition échevelée dans Nitram de Justin Kurzel, il a fallu s’armer de patience pour parvenir à l’attraper.

Un premier rendez-vous annulé pour cause de Covid (sans conséquence, heureusement) et trois lapins inexpliqués plus tard, le téléphone a fini par sonner un dimanche soir, vers minuit – c’est-à-dire 15 h et quelques à Los Angeles, où il venait tout juste de rentrer, complètement jetlaggé et désolé de tant d’incurie. Mais toujours aussi avenant.

“Désolé. Après Cannes, j’ai filé en Autriche, chez un ami réalisateur [Peter Brunner, avec qui il a déjà travaillé dans l’inédit To the Night, en 2018], pour y écrire un scénario à quatre mains, et avec le Covid et ce taf que je n’avais jamais fait… eh bien, j’ai un peu perdu la notion du temps”, s’excuse-t-il, entre une gorgée de café et une bouffée de cigarette. “Je m’en doutais mais, bordel, c’est super-dur d’écrire un scénario ! Rien à voir avec des chansons.”

Effluves seventies

Chansons qu’il semble en effet capable de pondre sans difficulté ; des centaines s’entassent d’ailleurs sur ses disques durs, enregistrées à l’arrache sur GarageBand, qui attendent d’être tirées des limbes du Mac pour accéder au paradis du studio. C’est dans celui nommé Valentine, à Laurel Canyon, où sont passés jadis les Beach Boys, Bing Crosby ou Jackson Browne, que Caleb Landry Jones a figé ce nouvel album, comme le premier d’ailleurs, aux côtés du producteur Nic Jodoin.

Ce dernier y enregistre encore sur bandes, ce qui lui garantit la fidélité d’autres puristes du son analogique comme Allah-Las ou Black Lips. Malgré les contraintes, Caleb Landry Jones affectionne particulièrement cette méthode qui lui a permis “de [se] focaliser sans perdre l’aspect expérimental des choses”. Plus concis et concentré que The Mother Stone, Gadzooks a été enregistré avant le Covid, alors que son prédécesseur était mixé dans une autre salle du studio. Et l’acteur-musicien passait de l’un à l’autre, essayant de ne pas perdre le fil.

Comme un adieu à la mélodie

Ce n’est qu’au printemps dernier qu’il a pu retourner à Los Angeles pour mixer cette fois son dernier effort. Et comme il était trop long (plus de deux heures), son label Sacred Bones a décidé de le scinder en deux. D’où ce volume 1 qui regroupe neuf chansons, dont une dernière, épique, de plus de vingt minutes, intitulée This Won’t Come Back. “Que te dire de plus ? Ça part et ça ne reviendra pas, c’est comme ça…”, explique-t-il entre deux éclats de rire, avec son accent texan à couper au couteau qui fait traîner les syllabes autant qu’il les bouffe, et ajoute encore du mystère à son phrasé naturellement erratique.

“Ces deux albums ont été comme une sorte de puzzle à assembler et désassembler, et je sentais qu’il fallait finir celui-ci de cette manière, comme un adieu à la mélodie qui ne reviendra pas, comme un rêve éveillé, un truc que t’as vu, tu sais que c’est là, quelque part, mais…” On n’en saura pas plus.

Et ce titre ? Gadzooks ! Je trouvais que ça sonnait bien, j’ai pas vraiment d’explication”, s’amuse-t-il, avant tout de même de lâcher : “Je voulais un truc du genre ‘shazam’, un truc un peu vieillot qui dise ‘voilà’, et à un moment je suis tombé par hasard sur ‘gadzooks’, et ma copine m’a dit : ‘C’est bon, c’est ça, c’est parfait.’” Et voilà ! Le terme pourrait se traduire par “saperlipopette”, ou “morbleu”, dans un anglais archaïque. Archaïque : un qualificatif largement exagéré pour décrire cette poignée de compositions baroques et barrées, expressionnistes en diable et psychédéliques à souhait, mais qui se tournent, il est vrai, vers les légendaires seventies.

Caleb Landry Jones cite ainsi Frank Zappa, Captain Beefheart, Syd Barrett, Skip Spence (auteur du chef-d’œuvre de folk psyché Oar) ou encore John Lennon, mais il omet son homonyme, David Jones, plus connu sous le patronyme Bowie, dont la trilogie berlinoise se rappelle à notre souvenir à l’écoute de quelques titres. “Avoir une vue moderne sur un passé mythique, c’était tout à fait l’ambition”, assume-t-il. On pourrait en dire autant de la pochette, sur laquelle on le reconnaît grimaçant et rougeoyant, le cheveu hirsute et cramoisi, la gueule ouverte et des yeux bleus comme son pull, tournés vers le ciel, comme pour dire “Help !”.

Ordonner le désordre

Mais pourquoi ce cri, qui semble sampler celui d’Edvard Munch, de Francis Bacon ou de King Crimson (In the Court of the Crimson King et sa fameuse pochette rouge et dentée) ? On pense même, pourquoi pas, à ces hurlements du fond des âges dont David Lynch a le secret, Lynch pour qui Jones a tourné dans Twin Peaks: The Return (il y interprète une inoubliable et pathétique petite frappe, incarnant toute la faillite de l’époque) et dont il évoquait le génie lors de notre dernière interview (“J’étais assez nerveux sur le tournage. Je ne comprenais pas tout ce qui se passait, mais c’était libérateur de lâcher prise. Ça m’a fait du bien”, disait-il).

À l’écouter, tout ceci ne découlerait à nouveau que du hasard : “On avait ces références en tête, mais on ne l’a pas pensé immédiatement comme un hommage. Avec Katya [Zvereva, sa girlfriend, vidéaste et plasticienne], on a fait une vidéo de dix-sept secondes à l’iPhone où je faisais toutes sortes de têtes et on s’est arrêté sur celle-là, qu’on trouvait drôle. Katya l’a agrandie, imprimée, peinte, rephotographiée, et c’est devenu une œuvre, qui a fini sur la pochette de l’album.”

À défaut d’intentionnalité, une chose qu’on ne peut ôter à Caleb Landry Jones, c’est la cohérence – ou, plutôt, une forme de cohérence dans l’incohérence. Qu’il compose des chansons ou joue la comédie, qu’il parle de son travail ou reçoive, en panique, un prestigieux prix dans un festival international, il a cette entièreté poétique, cette hypersensibilité joyeusement chaotique et néanmoins précise qui consiste à ordonner fugacement le désordre – à le cristalliser le temps d’une œuvre, d’une phrase ou d’une image, avant de le laisser retourner à son état initial.

On comprend pourquoi Justin Kurzel (Les Crimes de Snowtown ; Macbeth) est venu le chercher, lui, à Los Angeles, pour interpréter Nitram, ce jeune Australien en apparence inoffensif, qui se rendit coupable de la pire tuerie de masse en Australie, à Port Arthur, en 1996. Habitué des personnages borderline (dans Twin Peaks, mais aussi Get Out, Antiviral, Mad Love in New York), Jones dégage ici une douceur paradoxale, une fêlure baignée dans l’éther, que le film va capter au mieux.

“Même si je suis désensibilisé aux tueries de masse, comme tous les Américains qui en voient à la télé toutes les semaines, j’avais très peur de lire le scénario, pourtant chaudement recommandé par mon agent, confie l’acteur, car je pensais qu’il allait se concentrer complaisamment sur cette violence. Or c’est tout l’inverse. La violence n’est pas le sujet.” Pas plus que ne le sont les raisons qui mènent à cette violence. Si ce portrait de Martin Bryant, surnommé Nitram (son prénom à l’envers), donne quelques pistes pour interpréter son geste fou, il ne verse pas dans le béhaviorisme bas du front.

De la même façon que Gus Van Sant n’expliquait pas le massacre de Columbine dans Elephant, Kurzel se contente ici de raconter la triste existence d’un marginal, dont la conclusion n’apparaît même pas comme une fatalité pour qui découvrirait le film sans rien en savoir. Pour se préparer au rôle, C.L.J. n’a d’ailleurs pas voulu voir le chef-d’œuvre de Gus Van Sant de peur d’être trop influencé (et on le comprend), mais il nous confie adorer Last Days, dans lequel il aurait d’ailleurs été parfaitement crédible, en héros grunge paumé dans ses funestes rêveries au beau milieu des bois.

Plutôt que de se référer à Elephant, Kurzel lui a demandé de s’imprégner d’éléments biographiques (“Ça ne manque pas, Nitram étant tristement célèbre en Australie”), de culture locale (“J’ai englouti tous les films et disques de l’époque pendant que j’étais confiné chez mes parents, en 2020”), et de prendre un accent australien, très différent de son accent texan natal. “Tout est passé si vite, se souvient-il. Entre la pandémie qui accélère le temps, le tournage qui n’a même pas duré un mois, les sessions d’écriture, d’enregistrement et de mixage en studio, je n’ai pas vu passer l’année. Ça a été comme un rêve éveillé.”

Un rêve éveillé, c’est aussi par ces mots qu’il décrit son bref passage sur la scène du Grand Théâtre Lumière, à Cannes, le 17 juillet dernier, lors de la cérémonie qui l’a couronné meilleur acteur. Submergé par l’émotion, il ne trouva rien d’autre à dire que : “Merci Justin… Un immense merci…”, et peine toujours à réaliser ce qui s’est passé pour lui ce soir-là : “C’est la première fois que je recevais un tel prix, et je ne m’y étais pas du tout préparé. Cannes est le meilleur festival du monde, et quand je vois la liste du jury, et celle de tous les précédents lauréats… je me dis que c’est impossible.” Que nenni ! Contrairement à l’affirmation de la dernière chanson de son album, This Won’t Come Back, ce genre d’honneur se représentera à lui, c’est une certitude.

Gadzooks Vol.1 (Modulor Records). Sortie le 24 septembre

Nitram de Justin Kurzel, avec Caleb Landry Jones, Essie Davis, Judy Davis (Aus., 2021, 1 h 50). En salle en 2022

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