Janvier 2019. La trombine d’Hubert Lenoir s’affiche en couverture des Inrockuptibles, au milieu d’un panel d’espoirs de la musique sur lesquels le magazine misait un petit billet pour l’avenir. À l’époque, le Québécois s’apprête à sortir en France Darlène, un premier album plébiscité par les kids et multirécompensé outre-Atlantique – Hubert se hissait en finale du prix Polaris 2018 et repartait avec quatre Félix du gala de l’Adisq (l’équivalent des Victoires de la musique), dont celui de l’album pop de l’année.
Plutôt pas mal pour un type qui exhibe un drapeau détourné de sa belle province, flanqué d’une fleur de lys transformée en pénis qui éjacule : “Ce succès, il a exposé ma vulnérabilité au monde entier, nous raconte-t-il aujourd’hui. Je peux dire que je me suis retrouvé violemment projeté dans la fosse aux cruautés du monde moderne. J’ai fait le point et je me suis dit : ‘Bordel, comment ai-je fait pour en arriver là ! ?’ Ce n’est pas tellement que je n’aimais pas le mec que j’étais devenu, mais plutôt qu’il m’a semblé à un moment perdre le fil.”
Québec Rock City
Il faut dire que les choses sont allées très vite. Pendant un an, il écume les salles du monde entier (Austin, Tokyo, Paris, Amsterdam) pour présenter sur scène ce qu’il appelle son “opéra postmoderne”, dont la démesure pailletée et l’exubérance suggestive voire déviante, selon où l’on se situe sur la carte des bonnes manières, semble raviver la flamme des seventies glam de Bolan, Bowie ou des New York Dolls.
Des références pas toujours conscientes, d’autant qu’Hubert ne les revendique pas spécialement et qu’il a même tendance à trouver futiles les tentatives de comparaison de certain·es. Lui a grandi dans le bourbier internetisé du siècle présent, collectant, sans souci de hiérarchie ni jugement de valeur, les fragments d’une culture populaire élevée à échelle industrielle et diluée dans un grand tout de la taille de l’univers.
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“Je ne viens pas d’un milieu intellectuel. Moi, je regardais la télé et j’écoutais les radios commerciales, voilà mes racines. Tout le reste, je l’ai découvert plus tard.” Tout le reste ? Prince, déjà, Steely Dan, puis Chris Watson, membre fondateur du groupe proto-industriel britannique Cabaret Voltaire, reconverti dans le field recording, ou encore le trompettiste américain Jon “fucking” Hassell (sic), grand maître du collage sonore qui a récemment passé l’arme à gauche. Entre autres, évidemment, Hubert s’injectant des quantités colossales de musique comme un junkie. De quoi stimuler le système nerveux d’un gosse issu des banlieues pavillonnaires mornes de Québec City, à l’heure de s’atteler à l’écriture d’un deuxième album.
Contrairement à Darlène, qui était une adaptation du roman du même nom de Noémie D. Leclerc (sa pote et business partner), Hubert n’a alors aucune trame narrative : “J’avais beaucoup de difficultés à écrire, nous confie-t-il. C’était comme si j’étais devenu incapable de générer de la musique, ou du moins de produire quoi que ce soit qui ait du sens.”
“Encore aujourd’hui, peu importe où je vais, je ne me sens jamais vraiment accepté par un groupe”
La trouille de s’y mettre peut-être, à moins qu’il ne s’agisse des réminiscences de ce sentiment inconfortable d’exclusion ressenti autrefois au lycée, quand des petits cons monochromes n’avaient de cesse de rappeler à Hubert qu’il était à côté de la plaque et de la norme :
“J’étais marginalisé par les autres, j’ai connu beaucoup de moments de solitude. Des moments pendant lesquels tu réalises que peu importe les efforts que tu peux faire, tu n’arriveras jamais à te faire accepter. Avec le temps, tu te crées une sorte de carapace et un monde social à part pour te protéger de cela. Darlène m’a ramené à ce genre de feelings de marginalisation au sein de la société et les attaques aux traumas de l’adolescence. Encore aujourd’hui, peu importe où je vais, je ne me sens jamais vraiment accepté par un groupe.”
Hub’ aime l’ironie et les paradoxes, le genre de qualité qu’il faut à un artiste aujourd’hui s’il veut faire de vieux os dans ce racket globalisé qu’est le show business. Que les hautes instances de la musique récompensent l’œuvre d’un type comme Hubert Lenoir n’empêche toujours pas les tristes sires de s’en indigner et les chroniqueurs de banalités de ranger illico presto le type dans les catégories, au mieux, des iconoclastes imbéciles ou, au pire, des pervertisseurs de la jeunesse.
Comme si Elvis, Lou Reed, Iggy Pop ou les Sex Pistols n’avaient jamais avant lui déblayé le thème de l’outrance subversive. Autant pisser dans un violon (ce que Johnny Rotten a peut-être déjà fait au sens propre, d’ailleurs).
Outsiders
En panne d’inspiration et pris dans la nasse d’une insécurité existentielle toute relative, le pote Lenoir – en vadrouille à L.A. avec un autre grand outsider de la musique du temps présent, le génie australien Kirin J. Callinan – voit d’un seul coup la lumière au bout du tunnel en scrollant dans sa bibliothèque d’enregistrements sur son iPhone.
Là, il trouve des milliers de prises de sons, dialogues, moments de vie ou motifs instrumentaux, captées dans l’urgence du moment au cours de ces dernières années. Il en fera le matériau de base de son futur album : “Je me suis dit que si je n’arrivais pas à aller chercher dans mon cœur une histoire à cause de mon blocage, alors j’allais me servir de cette information réelle.”
Il repense alors à des cinéastes québécois de la fin des années 1950, Michel Brault et Pierre Perrault en premier lieu, représentants de ce courant appelé cinéma direct, qui se caractérise par une trame narrative en figures libres et une volonté de rendre compte du “réel”. Le disque s’appellera donc Musique directe.
Un certain Hunter S. Thompson avait tenté le même genre d’entourloupe dans le journalisme, avant de témoigner de l’impossibilité structurelle, spatiale et temporelle de mener à terme son grand projet copernicien qu’il nomma “le journalisme gonzo”. Mais Hubert Lenoir est ailleurs, il ne livre ici ni une collection de faits ni une simple succession de chansons, il traduit avant tout une réalité sensible (celle de ses sentiments contrariés) et ultra-contemporaine (celle des flux interconnectés infinis de l’époque).
“Si je marche dans la rue et que des ouvriers pilonnent le sol sur un chantier, je suis irrémédiablement attiré et j’enregistre ce que j’entends”
Construit sur ce qui ressemble à une longue plage parasitée par des interludes jazzy, Musique directe rappelle autant le format éclaté des derniers albums de Blood Orange, où la parole des protagonistes s’impose de façon intempestive comme dans une mixtape documentaire surpeuplée, que l’éthique performative d’un Kanye West inventant le premier disque évolutif de l’histoire de la pop avec The Life of Pablo.
R’n’b futuriste (l’immense OCTEMBRE, featuring Bonnie Banane), pastiche G-funk (les basses de SECRET), bedroom pop lo-fi sous haute influence nippone (PHASE) et même quelques incursions de musique simili-concrète, Musique directe est ainsi infesté des obsessions sonores d’Hubert Lenoir, au point de tenter une sortie de disque façon Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967) dans un brouhaha fuyant et répétitif :
“J’ai une attirance pour les sons d’une manière générale, poursuit Hubert. Et cela influence ma façon de faire de la musique. Si je marche dans la rue et que des ouvriers pilonnent le sol sur un chantier, je suis irrémédiablement attiré et j’enregistre ce que j’entends.”
À Los Angeles, où il a mis en boîte une partie du disque entre un grand studio friqué et le home studio fauché de l’inénarrable Mac DeMarco, les gens se demandent qui est ce “Français” qui fait de la musique avec son portable : “Pour eux, je n’étais pas québécois, se marre-t-il. C’est rare de pouvoir bosser avec des gens qui ont un cerveau aussi unique et créatif que Kirin et Mac. Ils m’ont donné le courage d’avancer en restant qui je suis.”
Field recordings
En plus de ce travail de field recording, Hubert a donc aussi beaucoup jammé, avant de monter la structure du disque selon la méthode du collage sonore, en se mettant dans la peau d’un producteur manipulant une matière extensible, qu’il pouvait découper, décupler et réassembler.
Comme la flopée de musicien·nes ayant participé au Blonde (2016) de Frank Ocean, il n’est pas certain que les collaborateurs de Musique directe reconnaissent leur apport à ce patchwork labyrinthique, sorte de projection mentale de l’esprit azimuté d’un Hubert Lenoir sous Adderall, un psychostimulant puissant qu’on file aux gosses qui souffrent de troubles de l’attention.
Architecte principal de cette œuvre colossale qui encapsule autant d’informations, de fulgurances et de mélodies court-circuitées, Hub voit son geste comme une tentative quasi pamphlétaire de défendre le format album, médium de prédilection, selon lui, d’une expression pop radicale : “J’aimerais que les gens passent ce disque du début à la fin. Un album, c’est de l’écoute. Moi, je suis dans l’album business.”
PICTURA DE IPSE : Musique directe (Simone Records). Sortie le 15 septembre
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