Les montres intelligentes et nous, c’est une relation en dents de scie depuis près de 40 ans. Elles entrent dans nos vies à la faveur d’une innovation technologique puis repartent quand les usages ne suivent pas. Mais depuis 2012, elles sont revenues et semblent décider à rester. En 2021, les montres connectées peuvent-elles enfin se départir de l’image de gadgets qui les suit depuis toujours ?
UN PEU DE CONTEXTE
Si vous arpentez cette planète depuis quelques décennies, vous avez forcément croisé les montres Casio Databank, injustement réduites au rang de “montres calculatrices” par les observateurs peu avisés. Lancées dans les années 80, cette gamme proposait de stocker localement des informations telles que les noms et numéros de téléphone de contacts ainsi que des mémos textuels en plus de la fonction phare calculatrice et des fonctionnalités classiques des montres électroniques (alarme, chrono, etc.). La gamme a évolué au fil du temps, a ajouté les adresses mail et le transfert vers les ordinateurs via USB, mais la recette et les fonctionnalités sont restées assez basiques.
KITT, VIENS ME CHERCHER !
Pourtant, si l’on se replonge dans le contexte de l’époque, les montres intelligentes étaient visibles absolument partout… Mais uniquement dans les films et les séries. De Star Trek à K2000 en passant par Max la Menace ou Dick Tracy, tous les héros avaient au poignet une montre-ordinateur capable de tout faire.
Dans la vraie vie, en revanche, c’était plus compliqué. Dans les années 90, Microsoft règne en maître sur l’ordinateur personnel et cherche à se diversifier. C’est à cette période de toutes les expérimentations que la marque se lance dans un partenariat avec Timex, partenariat qui produira la Datalink. À peu près les mêmes fonctionnalités que les Casio Databank, mais surtout une synchro sans fil avec le PC rendue possible par la grâce de la LUMIÈRE. En effet avec une techno qui rappelle le Zapper de la NES de Nintendo, la montre se synchronise avec le PC via des lignes horizontales clignotantes sur l’écran CRT du PC, ces lignes étant captées et interprétées par un capteur optique présent sur la montre. Ah, le futur du passé, c’était quelque chose !
C’EST BIEN, MAIS PAS SUFFISANT.
Bel effort, mais pour une raison qui nous échappe totalement (rires), la Datalink n’a pas exactement conquis le grand public. Qu’à cela ne tienne, Microsoft n’étant pas du genre à s’arrêter après un seul échec, la firme de Redmond a cogité et a présenté au COMDEX de 2002 un protocole qui devait permettre à la marque d’investir les foyers au lieu de rester cantonné au seul PC. Cette initiative s’appelait SPOT (Smart Personal Objects Technology) et visait à créer des objets intelligents et connectés pour faciliter la vie de toute la maison. Ça alors, on jurerait lire le pitch d’Amazon avec Alexa.
Niveau protocole de communication, point de WiFi ou de Bluetooth, mais cette bonne vieille bande FM. Les appareils embarqueront donc un tuner radio et seront maintenus à jour moyennant un abonnement payant à MSN Direct (60 dollars par an). Les premiers appareils compatibles SPOT présentés étaient des montres fabriquées en partenariat avec Fossil, Suunto, Citizen, Tissot et Swatch qui sont sorties à partir de 2004. Vous en aviez entendu parler ? Non ? Vous avez donc une idée du succès du produit, conditionné par la disponibilité géographique du service en fonction des fréquences disponibles sur la bande FM. De base, c’était pas gagné.
ALLEZ CETTE FOIS, C’EST LA BONNE.
Dans le même temps, Fossil qui joue sur tous les tableaux lance la Wrist PDA, une montre qui miniaturise un Palm (les assistants personnels ou PDA étaient en vogue entre la toute fin des années 90 et le début des années 2000). C’est un rêve d’amateur de Databank : le contenu d’un Palm sur le poignet. Et comme c’est bien PalmOS qui tourne dessus, toutes les apps Palm sont compatibles ! Enfin, « toutes »… il faut évidemment composer avec l’écran en 160×160 et le CPU Motorola Dragonball VZ à 66 MHz qui motorise l’ensemble.
Dans l’ensemble, les avis sont assez négatifs, et il est à noter qu’à l’époque, absolument aucune sécurité n’est disponible, que l’on parle de chiffrement ou simplement de verrouillage de la synchro (le protocole s’appelait HotSync chez Palm et ce nom était assez explicite).
AH NON.
On passe sur toutes les tentatives sorties au moment de la démocratisation des smartphones qui coûtaient aussi cher et ne proposaient finalement pas grand-chose pour nous arrêter à 2012 et la campagne Kickstarter réussie de Pebble, à l’époque la plus importante jamais portée par la plateforme avec 10,3 millions de dollars levés.
La Pebble est l’héritière de la Wrist PDA avec un form-factor réduit, un écran transflectif et surtout le package technologique qui deviendra le minimum requis pour toutes les montres qui viendront après, que l’on parle de la connectivité Bluetooth ou des accéléromètres et autres magnétomètres. Mais c’est surtout la montre qui a permis de prouver à nouveau qu’il existait bien un marché pour des montres connectées dotées de fonctions avancées.
L’ÈRE MODERNE
C’est cette montre, entrée en production en série en 2013 qui a donné un coup de fouet au marché, rapidement suivie par Samsung avec la Galaxy Gear puis Google avec la plateforme Android Wear (devenu Wear OS) en 2014. La sortie de la Moto 360 de Motorola a été couverte par la presse spé, mais a aussi, fait rare, été relayée par la presse généraliste. L’intérêt du grand public : c’était le signal qu’attendait Apple pour dégainer son Apple Watch en 2015, devenue depuis le mètre étalon du marché.
2015 a aussi vu l’arrivée de Huawei pour consolider encore plus l’offre Wear OS. À fin 2015 on avait donc sur le marché de la montre connectée une réplique du duel des smartphones opposant Google et Apple.
LA GRANDE QUESTION
La musique avait des airs de réchauffé sur le plan software, et il faut bien noter qu’à l’époque la question qui se posait était :
Mais comment vendre ces machins ?
Nouveau marché, nouveaux usages, personne n’a jamais trop su comment se positionner. Devait-on parler de montres ou d’ordinateurs miniatures ? Fallait-il les vendre comme des téléphones ? Les limiter aux magasins spécialisés ? Aux enseignes d’électroménager ? Aux horlogers ? Et comment communiquer dessus ? Samsung, LG et Huawei ont tablé sur l’option “le complément idéal de votre smartphone” tandis qu’Apple a exploré une autre voie en utilisant les codes propres à l’horlogerie de luxe pour vendre son produit qui, pourtant, n’était pas plus exploitable que les autres sans smartphone à portée, l’ensemble des montres proposées n’étant à l’époque pas encore équipées d’une connexion cellulaire.
LA QUESTION, ELLE N’EST PAS VITE RÉPONDUE
Près de 6 ans plus tard, le marché a évolué, mais force est de constater que les questions ne sont pas toutes répondues. Le duopole Google/Apple a volé en éclat, Samsung et Huawei ont quitté le navire Wear OS pour utiliser leurs OS maison, Qualcomm a traîné des pieds pour faire évoluer son Snapdragon Wear, plombant Wear OS pendant quelques années sur le plan des performances et de l’autonomie, point critique pour ces appareils. De nouveaux acteurs sont apparus comme des marques d’horlogerie de luxe (Tag Heuer, Hublot), de luxe tout court (Vuitton, Mont-Blanc) ou de prêt-à-porter (Diesel, Michael Kors), l’écrasante majorité utilisant la solution clés en main de Google.
Apple a de son côté mis l’emphase sur la santé et le sport au lieu de l’horlogerie de luxe, avec une Apple Watch SE plus abordable, et ce nouveau positionnement de l’ensemble du milieu le met désormais en frontal avec les fabricants de montres orientées performances comme Garmin, Suunto et Fitbit (qui entretemps a racheté Pebble avant de se faire racheter par Google).
Le cycle de vie de ces produits était déjà une question avec des appareils conçus par des fabricants de smartphones, mais elle devient carrément une énigme quand des acteurs comme Tag Heuer ou Hublot, connus pour leurs pièces mécaniques qui traversent les époques, se positionnent sur ce marché en utilisant des composants tech communs qui, par définition, ne sont pas taillés pour durer 10 ou 20 ans.
BON, MAIS ALORS LE FUTUR C’EST MAINTENANT OU PAS ?
Ces marques répondent en tout cas à une nouvelle frange de consommateurs qui veulent utiliser des montres connectées, mais qui ne supportent plus le design smartphonesque des piliers du secteur, Apple Watch en tête. Le skeuomorphisme, qui est le nom donné à tout design d’interface utilisateur utilisant les codes et aspects d’objets réels (pensez à l’iPhone pré-iOS 7 avec le tapis vert pour le Game Center, le cuir avec surpiqûres partout ou l’aspect carnet papier déchiré pour Notes), opère donc un retour en force qui ne déplairait sûrement pas à Scott Forstall.
Les gens veulent des montres connectées, oui, mais des montres avant tout, et non des smartphones miniaturisés, et cela dit beaucoup à la fois sur le chemin parcouru depuis toutes ces années et sur la trajectoire à suivre pour les années à venir. Alors qu’il est désormais tout à fait possible de parler dans sa montre pour utiliser un assistant personnel ou passer un coup de fil, exauçant les rêves de gosses de millions de personnes depuis des décennies, il semble que ces fonctionnalités ne soient pas *du tout* les plus en vogue comme le montre ce sondage de qualité professionnelle :
À peine 15 % des sondés utilisent régulièrement les fonctions vocales de leurs montres connectées. Alors c’est ça, le futur ? Il semble que les attentes des clients se resserrent autour du quinté gagnant (dans le désordre) heure-sport-santé-notifications-autonomie.
Ce dernier point sera crucial tant il semble désormais acquis que les montres connectées n’auront pas l’impact qu’a eu le smartphone en son temps et que les utilisateurs n’apprécient que moyennement devoir recharger leur montre toutes les 24 heures.
Alors pour répondre à la question posée en titre, les montres connectées sont-elles des gadgets ? La réponse est assurément non. En revanche on risque de réaliser qu’en fait elles ne seront jamais vraiment plus que des montres, même si les enfants en nous disent le contraire.
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