Avec ce portrait de youtubeuse malade dont le corps et l’esprit voyagent dans plusieurs dimensions, la metteuse en scène allemande Susanne Kennedy livre un objet d’une fascinante étrangeté.
« Qu’est-ce qui fait qu’Angela est Angela ? », interroge d’emblée un petit tract distribué à l’entrée de ce spectacle dont la metteuse en scène, Susanne Kennedy, est peu familière du public français. A ce stade, Angela ne semble pas en savoir davantage que les spectateurs. Tandis que la salle s’installe dans un grand vacarme, la jeune femme, assise sur un matelas au sol et adossée à un mur numérique qui figure sa chambre, toise ceux qui gagnent leur place en silence. Tout est déjà étrange sans que l’on s’en rende compte : des meubles couleur vert pomme au ventilateur accroché au plafond du petit appartement de la jeune femme, qui est en réalité entièrement numérique (il est projeté grâce à un écran sur lequel est dessiné un fond de décor). Tout, jusqu’au visage d’Angela, qui affiche tout le long de la pièce une moue mi-sourire, mi-grimaçante. Ses sourcils et une partie des deux mèches de cheveux qui encadrent son visage sont totalement décolorées ; elle semble venir d’un ailleurs que l’on ne connaît pas.
La jeune femme, qui est youtubeuse à ses heures perdues, se filme à l’aide de son iPhone. Face caméra, Angela informe les personnes qui la suivent des évolutions d’une étrange maladie qui la mine. Parfois, elle souffre de spasmes. Elle s’allonge au sol et, secouée de petites convulsions, on l’entend gémir bruyamment. Ses premiers symptômes sont expliqués par son chien. Il s’agit en réalité d’une petite peluche de quelques dizaines de centimètres qu’Angela serre dans ses bras, avant de la déposer sur un matelas. L’animal est recréé numériquement sur un écran et s’adresse au public, façon L’île aux chiens de Wes Anderson, grâce à l’artiste multimédia Markus Selg avec qui la metteuse en scène a travaillé.
Quelques personnages, aux vêtements et aux mimiques toutes aussi étranges que celles d’Angela font leur entrée dans le décor sur font de bruit rétro-futuriste, comme dans une onomatopée de bande-dessinée. Il y a la mère d’Angela, jupe courte noire et sweat-shirt, les cheveux cachés par une sorte de voile à l’exception de sa frange coiffée en vague. Il y a aussi son petit copain et une amie, qui enchaînent avec la youtubeuse les lignes de dialogues sans jamais afficher aucune expression. Lorsque l’échange devient suffisamment absurde pour faire rire le public, Angela se retourne vers les gradins, toise les spectateurs et les gratifie d’un « Haha » ironique.
Un voyage
Susanne Kennedy s’amuse à créer des boucles dans la boucle – et à donner sens au sous-titre de son spectacle « a strange loop », littéralement « une drôle de boucle ». Il y a d’abord la réalité qui se dissout dans le numérique : Angela, qui passe ses journées à se filmer, voit se jouer et se rejouer les scènes d’une même réalité. Lorsqu’une sorte d’ange étrange lui rend visite – une jeune femme au visage de poupon et au crâne rasé, l’air maléfique dans une robe-voile de tulle gris, qui dissimule à peine son corps -, le temps se dissout et Angela est dépassée par la vidéo, qui restitue en temps réel ce qu’elle s’apprête à dire. La boucle est un voyage temporel dans lequel le numérique prend le pas sur la réalité. D’autres boucles viennent s’ajouter à celles autour de son métier de youtubeuse : Angela semble voyager dans le temps. Sa maladie s’intensifie jusqu’à ce qu’elle accouche, par la bouche, d’un foetus. Angela meurt de sa maladie, naît parce qu’elle a craché un enfant, à moins que ce ne soit la mère qui succombe.
Les couches de récit se superposent et questionnent nos représentations de ce qui fait réel. Les dimensions parallèles sont incarnées par l’ange au regard mauvais et une profusion de décors numériques et mouvants. Tout est en mouvement, Angela, les autres personnages, le fond du décor qui donne à voir des réalités et des espaces différents. L’intrigue nous perd volontiers, rien n’est clair. Les dialogues entre les personnages, en anglais, sont volontairement lapidaires et ironiques.
Tout est étrange dans cette pièce qui fait mystère de tout : (un peu) de son intrigue, de son univers, de ses personnages. Dans la salle, beaucoup de spectateurs perdent patience et on entend raisonner dans les gradins les pas de ces dizaines d’agacés qui quittent la salle dès que les comédiens disparaissent derrière le décor. Les autres restent, comme happés par cet univers riche et étrange que façonne Susanne Kennedy. Les deux heures du spectacle passent en un éclair, comme si l’on était tombé dans une drôle de faille spatio-temporelle. Probablement la même qu’Angela.
Angela (a strange loop), un spectacle de Susanne Kennedy avec Markus Selg. Création orignale présentée au festival d’Avignon du 14 au 17 juillet 2023. En tournée du 8 au 17 novembre à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier (17e arr.), dans le cadre du festival d’Automne à Paris ;
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