Un lundi gris de mars dernier. Il est déjà midi, mais Channel Tres a visiblement l’air épuisé et on le comprend. La star du renouveau actuel de la house – ou plutôt de la Compton House comme il préfère définir sa musique – a livré la veille au soir dans un Trabendo bondé et au public très mélangé, un live percutant, électrique et remuant. Accompagné de deux danseurs en crop top blanc et jetés de mains voguing, le magnétisme et le charisme de Channel Tres, comme sa manière d’arpenter la scène, ont emporté l’adhésion du public, transformant la célèbre scène de l’Ouest parisien en dancefloor trempé de sueur.
En tournée depuis plus d’un mois, avec des arrêts prévus dans neuf pays, dont un set au mythique Berghain, Sheldon Young de son vrai nom, le visage chiffonné et les paupières qui tombent toutes seules, accuse la fatigue accumulée par cette tournée menée sur les chapeaux de roue, tapote des mains sur la table, guette d’un œil les notifications de son téléphone tout en criant désespérément des “Café, café, café, café, please !” de sa voix plus rocailleuse que jamais.
Libérer et émanciper
Il y a cinq ans, en 2018, sorti de nulle part, si ce n’est de Compton, petite ville de Californie aux alentours de Los Angeles, Channel Tres a marqué son entrée dans le monde de la musique avec Controller. Un premier single en forme de plongée jouissive dans les arcanes de la house music, accouplé à un phrasé très rap, rauque et moelleux, pour lequel certain.es se sont sentis obligé.es de ressortir le vocable hip-house qu’on pensait enterré définitivement dans les années 90. “J’ai découvert la house tardivement, répond Channel Tres quand on l’interroge sur sa passion pour le genre. J’avais une vingtaine d’années, j’étais à l’université de Compton, et en cours on nous a demandé un exposé sur un style de musique et la culture qui lui était liée. C’est comme ça que j’ai travaillé sur la house music, que j’ai compris ce qu’elle représentait pour les minorités raciales et sexuelles, ainsi que son message libérateur et émancipateur. Je découvrais ces kids de Chicago qui avaient inventé la house, leur manière exubérante de s’habiller, leurs virées à la Warehouse, leur QG où mixait Frankie Knuckles. J’ai réalisé que mon adolescence, et la bande de potes avec qui je trainais, ressemblaient beaucoup à la leur. C’est comme ça que je me suis pris de passion pour la house et que j’ai décidé de ne faire que ça.”
Élevé par ses grands-parents, dans une famille élargie où les membres vont et viennent, Sheldon Young, trente-deux ans cette année, se souvient avoir grandi dans un environnement où la musique était reine. Son grand-père le berçait de jazz et de funk psychédélique à la Parliament ou sexuel à la Prince, ses cousins l’entraînaient dans les volutes enfumées du rap West Coast – celui des Dre, Snoop et Tupac – ses beats sur amortisseur et ses vocaux de gangsta-lover. Même si, comme de nombreux jeunes noirs, c’est à l’église où il fait partie de la chorale gospel qu’il prend conscience “de la spiritualité et de la notion de communauté permise par la musique, à quel point elle est une source de réconfort pour beaucoup d’entre nous et qu’il ne faut pas la traiter à la légère”.
De Kurt Cobain à Mac Miller
Ado blasé et déprimé, ne sachant de quelle manière affronter son futur, il écoute en boucle Jimi Hendrix, Kurt Cobain, Kid Cudi et Mac Miller, tue le temps sur son skate dont il adopte la culture slash prônée par les N.E.R.D., se faisant appeler Little Lupe (en référence à son héros Lupe Fiasco) ou Little Kanye West. Il se cherche, suit des études de musique où il découvre les possibilités infinies de l’électronique et forme avec ses potes une série de groupes morts nés qui lui servent surtout à se faire remarquer par les filles. C’est la mort subite et tragique par overdose du rappeur Mac Miller, avec qui il a travaillé sur Swimming, son dernier album, qui va agir comme un électrochoc. Des stars comme Thundercat ou Ty Dolla Sign l’épaulent, l’aident à surmonter le choc et traverser cette épreuve douloureuse, en même temps qu’il réalise que la house, véritable électrochoc, sera sa planche de salut. “Tout à coup, j’ai compris que des gamins noirs de Chicago avaient inventé cette musique, que des Anglais l’avaient adorée et s’en étaient emparés, et que désormais on l’entendait tout autour du monde.”
Tête brûlée, garçon obsessionnel, workaholic, il se lance à corps et cœur perdus dans le genre, mais avec l’idée de s’en servir comme d’une base pour l’emmener plus loin, quitte à mélanger le rythme appuyé et ravageur de la house à des influences piquées au funk, à la soul, au hip-hop, au gospel, et pourquoi pas au rock, définissant son propre style, la Compton House, qui éclate en beauté avec Controller, appel irrésistible à danser, et ses quelques 18 millions d’écoute sur Spotify ! Un premier tube rapidement suivi d’autres tout aussi remuants comme Topdown, Sexy Black Timberlake, I Can’t Go Outside, Skate People, de collaborations avec Disclosure, JPEGMAFIA, SG Lewis, Tyler The Creator, Robyn, James Blake, Moodyman ou Honey Dijon, de remixes livrés par fournées, de déclarations d’amour à Ed Banger et à la French Touch (Air étant de loin son groupe favori), de shootings où Sheldon affirme sa conception très personnelle et queer de la mode qu’il cite régulièrement avec humour, à grands coups de Chanel et de Gucci dans ses lyrics, même s’il avoue être un inconditionnel de Comme Des. Sans compter ses nombreuses prestations de DJ’s et ses lives où ses beats pneumatiques, ses mélodies aguicheuses, ses paroles explicites et sa voix grave et sensuelle, sont d’irrésistibles injonctions à danser qui lui ont valu d’avoir comme fans number one, déclarations enflammées à l’appui, James Blake et Elton John !
Tout pour la musique
Freiné dans son ascension fulgurante par la pandémie de Covid – sa première prestation à Coachella en 2020 est annulée – Channel se prend la crise de la trentaine comme un uppercut. “J’avais conscience de mes défauts, que ma vie tournait en rond, de ne pas aller où je désirais et que mes traumatismes d’adolescence n’étaient pas réglés. J’ai entamé une thérapie, arrêté l’alcool et le reste, commencé à aller tous les jours à la gym”, explique-t-il ajoutant que l’isolement l’a forcé à apprendre à tout faire, jouer des instruments, chanter, enregistrer, composer, mixer, mais aussi à renouer avec le piano de son enfance, comme il a bousculé sa vie. “Avant je me couchais après 6 heures du matin, aujourd’hui c’est l’heure à laquelle je me réveille !”
Pionnier du renouveau house, que se réapproprient nombre de jeunes artistes afro-américains fascinés par le sous-texte politique et militant du genre, et renforcés dans leurs convictions par les derniers albums de Beyoncé et Drake, Channel Tres est un garçon de la génération streaming, plus single qu’album, constamment en train d’enregistrer des bribes de morceaux sur son iPhone et de shazamer comme un fou ce qu’il entend lors de ses virées au supermarché comme en club et qui rêve secrètement d’être capable un jour de sortir des tubes aussi catchy que Break My Soul ou Alien Superstar de Beyoncé. “Ces morceaux qui m’attrapent par le col ont une influence primordiale sur ma musique. J’adore les loops puissants que tu peux écouter en boucle des jours entiers. C’est mon obsession quand je compose : comment capter l’attention du public ?”
Real Cultural Shit, son dernier EP sorti en février, atteste d’un producteur en quête constante d’innovation, avide de sortir de sa zone de confort, d’empêcher la house de tourner en boucle et capable de passer de Sleep When Dead, ballade soul cuivrée où plane le fantôme de Barry White à All My Friends qui lorgne du côté de Detroit et Inner City, de Just Can’t Get Enough, bizarrerie funk psychédélique à la Isaac Hayes au monstrueux 6am, track infernal qui revient cette semaine à point nommé sur le devant de la scène, agrémenté de remixes massifs, dont un signé par Diplo en forme de tube idéal pour la saison d’été à Ibiza. Tous morceaux qui attestent que Channel a troqué son pessimisme adolescent pour un hédonisme forcené, puisant sa résilience dans le pouvoir fédérateur de la dance music. “Je pense vraiment que les Américains commencent à réaliser que toute cette violence et cette masculinité toxique fauchent de nombreuses vies et nous envoient directement dans le mur. Quand j’ai commencé à mixer de la house music, on me répliquait que je devrais avoir honte de jouer cette ‘merde blanche’. J’ai du expliquer que j’avais été à Chicago et Détroit, qu’on m’avait expliqué l’histoire de la house et de la techno, que j’avais vu des vidéos de jeunes kids noirs, qui nous ressemblaient, qui dansaient comme des déchainés et que cette ‘merde’ était la nôtre ! Et je constate à quel point, en quelques années, leur avis sur la club music a changé, et par la manière dont ils réalisent que face à toutes ces violences racistes vécues ses dernières années, je pense à George Floyd par exemple, la danse est l’antidote parfait parce qu’elle permet de faire communauté, de s’amuser et de partager.”
6am remixes (Sony Music). Sortie le 2 juin.
En concert à We Love Green le samedi 3 juin.
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