Irradiés, le dernier documentaire du réalisateur franco-cambodgien Rithy Panh vient de sortir en salle. Un film expérimental, aussi poétique que terrifiant, qui revient sur les horreurs du siècle passé tout en questionnant les stigmates des survivants.
Cela fait déjà plus de trois décennies que le réalisateur Rithy Panh interroge la mémoire du génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979. Lui qui fut interné à 11 ans dans un camp de travail et qui parvient à s’en échapper quatre ans plus tard, s’est toujours servi de la caméra pour questionner son passé et celui de son pays natal. On lui doit, entre autre, Les tombeaux sans noms (2018), L’image manquante (2013) qui avait reçu le prix Un Certain regard à Cannes en 2013, ou encore La terre des âmes errantes (2000).
Un siècle de cendres et de poussières
Dans Irradiés, le cinéaste franco-cambodgien continue cette quête d’une façon moins frontale en reliant l’histoire Khmers aux nombreuses autres atrocités qui se sont déroulés au cours du 20ème siècle, une manière originale de montrer l’universalité de l’horreur.
Et c’est bien de cela dont il s’agit quand on voit se mélanger sur l’écran des images d’archives de la Première Guerre mondiale, du Vietnam, d’Hiroshima, de la Deuxième Guerre mondiale, de pogroms, de camps d’exterminations, du Cambodge… Le fait de relier ainsi les évènements aurait pu retirer à l’œuvre une partie de sa pertinence, de sa cohérence et de son sens. Mais au contraire, c’est justement cette rencontre entre des images étrangères et pourtant similaires qui fait émaner une certaine vérité, celle de notre nature humaine qui durant ce 20ème siècle s’est perdue dans la barbarie.
Pourtant, à chaque massacre, à chaque guerre, à chaque génocide ne nous sommes-nous pas dit qu’il s’agirait du dernier ? N’avons-nous pas cru devant de tels spectacles, devant ces charniers, devant cette terre éventrée par les bombes que cela ne recommencerait plus jamais ? N’avons-nous pas pensé, comme à chaque fois, que l’humanité venait de franchir l’ultime limite ? Que devant tant d’atrocités seule une paix durable, immuable pouvait advenir ? Que ces morts serviraient d’exemple universel pour les générations futures, que nul n’oserait jamais plus s’aventurer sur des chemins aussi atroces.
Si l’humanité semble avoir cru en sa capacité à ne pas recommencer les mêmes ravages, le documentaire de Rithy Panh illustre la répétition constante de ces drames au cours du siècle dernier. Comme si nous n’avions rien appris de cette folie destructrice et de ces millions de victimes.
Une oscillation entre terreur et beauté
Ce que l’on voit à l’écran est souvent à la limite du supportable, et il n’est pas rare de détourner les yeux devant certaines images tout bonnement atroces. Mais l’une des caractéristiques d’Irradiés, qui pourra dérouter certaines personnes bien qu’il s’agisse là d’un parti-pris intéressant, est son oscillation entre des passages esthétiques, oniriques qui sont mélangés et des images d’horreur absolue. Cette alternance de genre permet de rendre le documentaire soutenable et évite de basculer dans une simple accumulation d’horreurs qui risquerait de le transformer en quelque chose de purement nauséeux et indigeste.
Le montage du documentaire transforme même parfois la violence et la guerre en une matière esthétique, comme lorsque l’on voit des bombes tombant du ciel au ralenti, l’ombre d’un avion dans un nuage, l’onde de choc d’une explosion, des colonnes de feu qui sont aussi belles qu’effrayantes… Le spectateur en vient presque par moment à ressentir une fascination malsaine devant cette forme de beauté si terrible. Mais les images qui suivent sont celles de massacres, de corps décharnés, mutilés, disloqués et une répulsion immédiate prend à la gorge. Durant tout le film il y a aura ce passage de l’un à l’autre, d’une certaine poésie parfois macabre, parfois contemplative, aux images d’atrocités et de terreurs. Un va et vient déroutant pour le spectateur mais qui traduit bien toute l’ambivalence de notre humanité.
Comment vivre quand on a été irradié ?
Rithy Panh mène tout au long du documentaire une réflexion plus large sur les survivants de ces drames, qu’ils en aient été les témoins directs ou qu’ils aient hérité du traumatisme par un ancêtre. C’est dans cette idée que le réalisateur qualifie les victimes d’« irradiés » car comme le dit une des deux voix-off durant le film : « Le mal irradie et blesse jusqu’aux générations futures. » La douleur se propage au-delà de sa simple existence temporelle et spatiale, et ne touche pas uniquement ceux qu’elle assassine. Il y a les survivants, il y a l’humanité meurtrie dans son âme, il y a les rescapés, il y a les générations d’après.
Dès lors, comment vivre après de telles atrocités ? Comment continuer d’être au monde quand une partie de nous-même est morte ailleurs ? Comment permette au présent d’exister quand le traumatisme est si lourd ? Cela semble toujours impossible, et l’un des passages du documentaire est à ce sujet bouleversant : une femme dans les années 60 demande à des gens dans la rue s’ils sont heureux. La scène suivante, on la voit errer dans un Paris désert racontant les souvenirs de sa déportation et notamment le jour où elle avait revu son père, après des semaines de séparation, dans un camp de concentration.
Le cinéaste franco-cambodgien montre que toute cette souffrance qui irradie est une connaissance extrêmement douloureuse mais nécessaire. Ce n’est qu’en la traversant que l’on peut la comprendre et que l’on peut dépasser le stade destructeur du chaos pour atteindre celui de la création.
Un documentaire à la forme expérimentale
L’un des autres intérêts d’Irradiés, au-delà de son sujet, est enfin son aspect expérimental. Le réalisateur ne livre pas simplement une succession d’images comme ce serait le cas dans n’importe quel documentaire traditionnel. Ainsi, l’écran est divisé en trois parties, qui parfois jouent simultanément les mêmes images, parfois des différentes et parfois ne forment plus qu’un même écran. Une manière originale d’évoquer l’idée de fragmentation, de répétition et de montrer les rapports entre ces différents évènements malgré les spécificités de chacun d’eux.
Par-dessus ces images est jouée une musique fantomatique et déstructurée qui habille le documentaire dans son intégralité. Une musique qui évite tout lyrisme pompeux, mais qui au contraire fait ressentir par sa forme le déchirement des survivants.
La grande force de cette œuvre filmique repose également dans les très beaux textes lus par les acteurs Rebecca Madder et André Wilms. Des textes qui ne décrivent jamais les images pour ce qu’elles sont mais qui amènent une réflexion plus large, moins explicite, plus symbolique sur cette horreur que l’on voit et ses conséquences nombreuses. Les mots ici suggèrent plus qu’ils ne dictent le récit.
On notera enfin la présence à de nombreuses reprises de performances d’un danseur Butō, cet art japonais où l’artiste, recouvert de peinture blanche, dévoile par ses mouvements et son apparence dérangeante l’aspect sombre de l’âme humaine. Une incursion contemporaine intéressante.
Irradiés s’éloigne donc de sa nature première, celle d’un documentaire historique, pour proposer une approche assez originale de l’horreur. Sa réussite est de montrer à quel point les conséquences sont toujours les mêmes pour ceux que le mal a irradié : une douleur profonde, la perte, le traumatisme qui reste, l’âme fragmentée du survivant et le silence des morts. Un documentaire poétique mais sombre à l’esthétique aussi belle que son sujet lui est terrifiant.
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